CHAPITRE III
L’HOMME À LA DENT EN OR

Quelques jours plus tard, alors que je déjeunais en tête à tête avec Poirot, il me tendit une lettre qu’il venait de décacheter.

— Que pensez-vous de cela, mon ami ?

Le billet émanait de lord Edgware ; dans son style bref et sec, le mari de Jane Wilkinson donnait rendez-vous à Poirot pour le jour suivant à onze heures.

Je ne laissai pas d’être surpris. Je ne pensais pas que Poirot avait l’intention de tenir la promesse faite à l’actrice.

— Eh non, mon ami, ce n’était pas seulement l’effet du champagne !

— Loin de moi cette idée !

— Mais si… en votre for intérieur vous vous disiez : afin de plaire à son hôtesse, le pauvre vieux a pris un engagement qu’il n’a pas l’intention de remplir. Sachez, mon ami, que la parole d’Hercule Poirot est sacrée.

En prononçant ces derniers mots, il se redressa d’un air digne.

— Bien sûr, je n’en ai jamais douté, me hâtai-je de répondre. Mais je craignais que votre esprit n’eût été légèrement… comment dire ?… influencé…

— Je n’ai pas l’habitude de permettre à mon esprit de se laisser « influencer », selon votre expression. Le champagne le meilleur, la femme la plus jolie n’exercent aucun pouvoir sur l’esprit d’Hercule Poirot.

— Vous vous intéressez aux projets matrimoniaux de Jane Wilkinson ?

— Pas précisément. Son roman d’amour, comme elle l’appelle, est simplement de l’ambition qui veut se satisfaire. Si le duc de Merton ne possédait ni titre ni richesse, il n’attirerait nullement l’actrice. Ce qui m’intrigue plutôt, Hastings, c’est le côté psychologique, l’étude des caractères, et j’apprécie fort l’occasion qui se présente à moi d’observer de près lord Edgware.

— Et vous espérez réussir dans votre mission ?

— Pourquoi pas ? Chacun de nous a son point faible. Si le cas m’intéresse au point de vue psychologique, d’autre part, je m’efforcerai de réussir dans la mission dont on m’a chargé. J’adore mettre mon intelligence à l’épreuve.

Je redoutais une allusion aux petites cellules grises, mais j’y échappai pour cette fois.

— Nous nous rendrons donc à Regent Gate demain à onze heures ? hasardai-je.

— Nous ? fit Poirot en relevant les sourcils, ce qui lui donna un aspect cocasse.

— Voyons, Poirot, vous n’allez pas me laisser tomber ? D’ordinaire, je vous accompagne toujours.

— S’il s’agissait d’un crime, passe encore que vous vous y passionniez… mais un simple différend entre gens de la haute société…

— Inutile, Poirot. Je ne vous lâche pas.

Mon ami esquissa un sourire et à ce moment on nous annonça la visite d’un gentleman.

À notre grande surprise, nous vîmes entrer Bryan Martin.

L’acteur paraissait plus âgé à la lumière du jour. Il était toujours beau, mais d’une beauté légèrement ravagée et je distinguai en lui une certaine nervosité qui me fit supposer qu’il s’adonnait aux stupéfiants.

— Bonjour, monsieur Poirot, dit-il d’un ton insouciant. Êtes-vous très occupé pour le moment ?

— Ma foi, rien ne me presse, aujourd’hui.

— Allons donc, monsieur Poirot ! Ne vous a-t-on pas appelé de Scotland Yard et chargé d’une enquête délicate ?

— Mon cher monsieur, je vous assure que pour l’instant je suis absolument inoccupé.

— Tant mieux, dit Bryan. En ce cas, j’espère que vous voudrez bien m’écouter.

— Vous avez donc un problème à me soumettre ?

— Eh bien… oui et non.

Bryan Martin fit entendre un rire nerveux. Poirot lui offrit un siège en face de nous.

— Maintenant, nous vous écoutons, dit Poirot.

Bryan Martin hésitait.

— L’ennui, c’est que je ne puis vous en raconter aussi long que je voudrais. Mon histoire débute en Amérique.

— En Amérique ?

— Oui. Je voyageais en chemin de fer quand, tout à fait incidemment, je remarquai un homme de petite taille, laid, le visage rasé, le nez chaussé de lunettes, une dent en or sur le devant de la bouche.

— Ah ! une dent en or !

— Parfaitement, et retenez bien ce détail.

Poirot hocha la tête.

— Je commence à comprendre. Continuez !

— Comme je vous le disais, je remarquai la présence de cet homme dans le train en me rendant à New York. Trois mois plus tard, durant un séjour à Los Angeles, je revis le même individu à la dent en or. Cette seconde rencontre me frappa.

— Ensuite ?

— Un mois après, j’étais appelé à Seattle. À peine débarqué dans cette ville, je retrouve mon bonhomme à la dent en or, mais cette fois il portait une barbe.

— Extrêmement curieux !

— N’est-ce pas ? Cette fois encore, sa présence ne m’intrigua pas outre mesure, mais quand je revis à Los Angeles ce même homme dépouillé de sa barbe, à Chicago, avec une moustache et des sourcils maquillés, je commençai à m’inquiéter sérieusement. Plus l’ombre d’un doute. J’étais ce qu’on appelle filé. Partout où j’allais, je revoyais ce même individu sous des déguisements divers. Cependant, grâce à sa dent en or, je l’identifiais toujours.

— Dites-moi, monsieur Martin, n’avez-vous jamais adressé la parole à ce personnage pour lui demander le motif de sa surveillance ?

L’acteur hésita.

— Non. Une ou deux fois il m’est venu à l’esprit de le faire, mais je m’en suis toujours abstenu, afin de ne pas éveiller sa méfiance. Je craignais qu’on le remplaçât par un autre que je n’eusse peut-être jamais soupçonné.

— Oui, quelqu’un dépourvu de cette dent en or si précieuse… Monsieur Martin, tout à l’heure vous parliez de « on ». Qui désignez-vous par ce mot ?

— Personne de précis.

— Ce soupçon s’appuie sur une raison quelconque ?

L’acteur hésita.

— J’ai une vague intuition. Il s’agit d’un incident qui s’est passé à Londres voici deux ans, un de ces faits sans importance, cependant inoubliable. Je me demande si cette filature présente quelque rapport avec l’incident en question, mais j’ai beau y réfléchir, je ne vois pas de lien.

— Peut-être le découvrirai-je.

De nouveau, Bryan Martin parut embarrassé.

— L’ennui est que je ne puis vous parler ouvertement… du moins aujourd’hui. Dans un jour ou deux, peut-être me sera-t-il permis de le faire.

Sous le regard inquisiteur de Poirot, il ajouta :

— Vous comprenez… il y a une jeune fille dans l’histoire.

— Ah ! parfaitement ! Une Anglaise ?

— Pourquoi supposez-vous qu’il s’agit d’une Anglaise ?

— Très simple. Vous ne pouvez en parler à présent, mais vous espérez pouvoir le faire dans un jour ou deux. Autrement dit, vous voulez au préalable obtenir la permission de la jeune personne. Elle se trouve donc en Angleterre et devait y habiter pendant que l’on vous filait ; si elle avait été en Amérique à cette époque, vous auriez tout simplement été la voir pour savoir le mot de l’énigme. Puisqu’elle vit en Angleterre depuis dix-huit mois, j’en déduis, sans aucune certitude toutefois, qu’elle est de nationalité anglaise. Mon raisonnement est-il exact ?

— Je vous félicite, monsieur Poirot. Si elle m’accorde la permission de parler, me promettez-vous votre concours ?

Il y eut une pause, pendant laquelle Poirot sembla s’interroger intérieurement. Enfin, il demanda :

— Pourquoi vous adressez-vous à moi avant d’avoir sollicité son autorisation ?

Bryan Martin balança une seconde :

— Je pensais… je voulais la persuader de vous laisser éclaircir le mystère… En d’autres termes, si vous prenez en main l’affaire, il ne sera pas nécessaire de la rendre publique…

— Cela dépend, répliqua Poirot avec calme.

— Comment cela ?

— S’il ne s’agit pas d’un crime…

— Oh ! non ! il n’en est pas question.

— Peut-être… à votre insu…

— En tout cas, je compte sur vous, monsieur Poirot. Vous voudrez bien nous aider ?

— Volontiers.

Poirot demeura un instant silencieux, puis reprit :

— Dites-moi, votre suiveur… quel âge lui donnez-vous ?

— Oh ! il paraît jeune. Une trentaine d’années.

— Ah ! Voilà qui rend le problème intéressant au possible.

Je le regardai. Bryan Martin en fit autant. La réflexion de Poirot demeurait inexplicable pour lui comme pour moi.

— Oui, murmura Poirot. Dès lors, l’histoire devient extrêmement intéressante.

— Peut-être cet homme est-il plus âgé, indiqua Bryan, mais j’en doute.

— Non, non. Votre appréciation est exacte, monsieur Martin, et votre récit devient des plus romanesque.

Les paroles énigmatiques de Poirot nous interloquèrent. Après un silence, Bryan Martin, n’osant poser des questions au petit détective, se lança dans un autre ordre de conversation.

— Jolie réunion hier soir, n’est-ce pas ? Jane Wilkinson est la femme la plus tyrannique au monde.

— Elle sait ce qu’elle veut, observa Poirot en souriant.

— Oui, et elle finit toujours par l’obtenir.

— On résiste mal à la volonté d’une jolie femme, riposta Poirot. Si elle avait un nez camus, un teint blafard, les cheveux huileux, il en irait sans doute autrement.

— En effet, reconnut Bryan. J’ajouterai que, malgré toute mon amitié pour elle, je ne l’approuve pas toujours… Du reste, je ne la crois pas entièrement responsable de ses actes.

— Eh bien, moi, je prétends qu’elle possède une solide dose de sens pratique.

— Oh ! quand il s’agit de défendre ses intérêts, elle s’y prend à merveille ! Je veux parler de sa responsabilité morale. Aux yeux de Jane, le bien et le mal n’existent pas.

— Il me souvient que vous avez émis la même réflexion l’autre soir, dit Poirot. On parlait de crime…

— Oui ! Eh bien, si Jane commettait un crime, je n’en serais nullement surpris.

— Pourtant vous la connaissez bien, murmura Poirot l’air songeur. Vous avez souvent été son partenaire à la scène ?

— Oui, et je me la figure parfaitement tuant quelqu’un.

— Dans un moment de colère ?

— Non… de sang-froid. Sans hésitation, elle supprimerait un être qui la gênerait… Elle trouverait cela légitime. À ses yeux, tout ce qui gêne Jane Wilkinson doit disparaître.

Il prononça ces derniers mots d’un ton amer et je me demandai quel souvenir hantait sa mémoire en cet instant.

— Et vous pensez qu’elle irait jusqu’au crime ? interrogea Poirot.

Bryan poussa un profond soupir.

— Oui, je le crains. Peut-être un de ces jours vous souviendrez-vous de mes paroles, monsieur Poirot…

— Je vous remercie de votre franchise.

— Je connais cette femme de longue date.

Bryan Martin se leva et, changeant de ton, ajouta :

— Quant à l’affaire qui m’a amené vers vous, nous en reparlerons d’ici quelques jours, monsieur Poirot. Vous voudrez bien vous en charger, n’est-ce pas ?

— Entendu. Je m’en occuperai, car elle me paraît… intéressante.

J’accompagnai Bryan au bas de l’escalier, et à la porte il me demanda :

— Avez-vous saisi ce qu’il voulait dire à propos de l’âge de mon espion ? Pourquoi paraissait-il satisfait que cet individu eût la trentaine ? Je vous l’avoue, je ne comprends pas.

— Et moi pas davantage.

— Voulait-il plaisanter ?

— Non ! Vous le connaissez mal ! Du moment que Poirot insiste sur ce point, c’est qu’il a de l’importance.

— Tant mieux. Mais c’est bien mystérieux…

Il s’éloigna et je montai rejoindre mon ami.

— Poirot, lui dis-je, pourquoi vous obstinez-vous à demander l’âge du suiveur de Bryan Martin ?

— Vous ne saisissez pas, mon pauvre Hastings ?

Il sourit, puis me demanda :

— Quelle impression vous laisse notre entretien ?

— Ma foi, il me paraît difficile de tirer des conclusions avec si peu de données.

— Mais avec le peu que nous connaissons, certaines idées ne vous viennent pas à l’esprit, mon ami ?

À ce moment, la sonnette du téléphone retentit et me sauva de la honte d’admettre que nulle idée ne s’était encore présentée à moi. Je décrochai le récepteur.

— Ici la secrétaire de lord Edgware. Lord Edgware regrette de devoir annuler son rendez-vous de demain matin avec M. Poirot. Il est appelé d’urgence à Paris. Mais il recevra M. Poirot quelques minutes à midi et quart aujourd’hui si cette heure lui convient.

Je consultai Poirot.

— Entendu, nous irons tout à l’heure.

— Parfait, répondit la secrétaire. Lord Edgware vous attendra.

 

Le Couteau sur la nuque
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